D'innombrables voyages

S’épanouir dans la diaspora haïtienne : Marie-Denise Douyon et Régine Cadet

Episode Summary

Née en Haïti, Marie-Denise Douyon se souvient d’une enfance charmante passée au sein de la petite diaspora haïtienne en Afrique du Nord. Tout le monde se connaissait : « Une jeunesse très heureuse, je dirais, entre valeurs haïtiennes, couscous, merguez, du riz et pois collés. » Marie-Denise se rendra finalement aux États-Unis pour étudier l’illustration au Fashion Institute of Technology de New York. Lorsqu’elle a obtenu son diplôme, le dictateur haïtien Jean-Claude Duvalier avait été destitué, et Marie-Denise est retournée dans un Haïti plein d’espoir et d’optimisme. Ça ne durerait pas. Elle a été faussement accusée de meurtre, arrêtée, détenue pendant un mois et torturée. Et, pendant ce mois, elle a commencé à dessiner les autres femmes emprisonnées avec elle. Après sa libération, elle s’est rendue à Montréal, où elle a construit une carrière d’artiste en s’inspirant d’un large éventail d’influences diverses. Nous rencontrons également Régine Cadet, qui a étudié le ballet classique dans son pays natal, Haïti, puis qui a rejoint une troupe incorporant des danses classiques et haïtiennes. Cadet s’est finalement rendue à Montréal pour étudier la comptabilité, dans l’espoir de devenir CPA. Et si elle a fait carrière dans l’administration des arts, elle a également cofondé une compagnie de danse à Montréal, présentant des formes de danse traditionnelle haïtienne et afro-contemporaine. Tout au long de sa carrière, Régine s’est fortement engagée en faveur de l’équité et de l’accessibilité dans les arts, un engagement qu’elle poursuit maintenant sur la scène nationale en tant que directrice du programme Explorer et créer, du Conseil des arts du Canada. Elle dit : « Moi, j’ai envie et j’ai le goût du travail avec mon rôle actuel pour encore ouvrir les barrières à toutes ces communautés comme la mienne. »

Episode Transcription

Marie-Denise Douyon On a été arrêtés à une arrestation arbitraire, sous Prosper Avril, et donc j'ai été mise en prison, bastonné lui aussi. Il y avait un couvre-feu et, en fin de compte, on était accusés d'avoir tué un colonel. 

 

Paolo Pietropaolo Bienvenue à D'Innombrables voyages, le balado du Musée canadien de l'immigration du Quai 21. Un balado qui li les Canadiens et Canadiennes à des histoires d'immigration d'hier à aujourd'hui et d'un océan à l'autre. Je m'appelle Paolo Pietropaolo, et Je m’appelle Paolo Pietropaolo, et aujourd’hui nous allons rencontrer deux artistes… deux femmes d’origine haïtienne… qui ont pris des parcours indirects avant de voir leur pratique artistique s’épanouir au Canada. La peintre Marie-Denise Douyon , et Régine Cadet, qui est allée de la comptabilité à la danse… et plus loin encore. Leurs histoires, dans un moment...

 

[Montage d’ouverture avec musique]

 

Femme 1 D'Innombrables voyages...

 

Femme 2 J'ai vraiment réalisé la force de ce pays. 

 

Femme 3 Je trouve qu'il y a eu beaucoup de courage aussi de quitter sa famille, son pays, parce qu'il faut beaucoup de courage pour émigrer. 

 

Femme 2 La générosité de ce pays et l'ouverture qu'a ce pays...

 

Homme 1 Nous sommes venus ici. Le Canada nous a donné les meilleurs, alors donnons au Canada le meilleur.

 

Femme 2 ...Et surtout cette sensation de paix et de calme. 

 

Femme 4 Et comme j'étais une personne d'espérance et d'espoir, je pense que ça a beaucoup aidé dans cette capacité de se projeter vers l'avenir. Et un lendemain meilleur. 

 

Homme 2 Et puis, je suis tombé sur le Canada, puis j'suis comme, hm, ça ressemble  à mon pays, parce que c'est un pays multiculturel et moi, je suis un homme multiculturel. 

 

Femme 5 La francophonie, pour moi, ça a été la plus grande et la plus belle de mes révélations au Canada. 

 

[Fin du montage]

 

Paolo Pietropaolo Marie-Denise Douyon est une artiste montréalaise d'origine haïtienne et une véritable citoyenne du monde. Née en Haïti et élevée en Algérie et au Maroc, elle a étudié aux États-Unis, à Washington et New York, et elle a quitté Haïti deux fois, comme jeune, avec sa famille, et comme réfugiée politique, en 1991. Philip Moscovitch, qui produit D'Innombrables voyages, est avec moi, et il va partager l'histoire de Marie-Denise, tirée de l'archive d'histoires orales du Musée canadien de l'immigration du Quai 21. Bonjour Philip.

 

Philip Moscovitch Bonjour Paolo.

 

 

 

Paolo Pietropaolo Philip, comme je viens de dire, Marie-Denise Douyon est une vraie citoyenne du monde et ça se voit dans son art. Il y a beaucoup d'influences, beaucoup de thèmes variés. Elle fait des juxtaposition de couleurs et de formes qui me frappent par leur variété. Avant qu'on la rencontre, pouvez vous nous parler un peu de son oeuvre?

 

Philip Moscovitch Oui, bien sûr, Paolo. Marie-Denise est une peintre qui crée des oeuvres d'art qui montrent, comme vous avez dit, l'influence de divers lieux au monde. On y trouve les influences créoles, africaines et même japonaises.

 

Paolo Pietropaolo Ah, japonaises aussi?

 

Philip Moscovitch Oui, même si Marie-Denise n'a jamais habité au Japon, elle a passé deux mois à sillonner le pays en 2018, et elle a produit une série d'esquisses au pinceau et encre noire, et formée par un sens esthétique japonais. Je les trouve assez remarquables. 

 

Paolo Pietropaolo Ça me semble, en explorant son site web, que ses oeuvres sont toutes remarquables. Dans chaque oeuvre, il y a quelque chose d'intéressant qui m'attire, qui me fait réfléchir.

 

Philip Moscovitch Oui, elle est une artiste très intéressante et dans son travail, on retrouve des images figuratives, des évocations de femmes africaines, des cavaliers marocains, de l'art sacré et elle fait souvent incorporer des motifs géométriques aussi. 

 

Paolo Pietropaolo On a dit que Marie-Denise et Montréalaise d'origine haïtienne, est citoyen du monde. Parlez nous un peu de son parcours. Quel chemin a-t-elle pris pour se rendre à Montréal?

 

Philip Moscovitch Ce n'était pas un chemin tout à fait direct. Marie-Denise est né à Port-au-Prince, en Haïti, en 1961. Mais quand elle avait 3 ans, sa famille a déménagé en Afrique du Nord. 

 

Paolo Pietropaolo J'imagine qu'ils fuyaient le régime répressif de Papa Doc, François Duvalier.. 

 

Philip Moscovitch Oui, le père de Marie-Denise était gynécologue-obstétricien et sa mère une esthéticienne devenue femme au foyer. Après un court séjour en Algérie, la famille est allée au Maroc, à Casablanca, et c'est là qu'habitait Marie-Denise jusqu'à l'âge de 15 ans.

 

Paolo Pietropaolo Et comment était la vie pour une famille haïtienne au Maroc à cette époque là? 

 

Philip Moscovitch Il y avait une petite communauté haïtienne. Ils se connaissaient tous et Marie-Denise était assez privilégiée et était étudiante à une école française. Elle se souvient d'une enfance dorée. 

 

Marie-Denise Douyon Une vie de, une jeunesse très heureuse, je dirais, entre valeurs haïtiennes, couscous, merguez, du riz et pois collés. Et puis les enfants à l’époque jouaient tous ensemble dans le quartier, donc on jouait parfois dans la rue, chez les voisins, on passait les vacances en Espagne. J’ai eu une enfance dorée. Alors les familles haïtiennes se connaissaient, d’une part parce que bon, on était peu nombreux. Je pense qu’y avait à l’époque une douzaine et un peu plus, peut-être une vingtaine de familles haïtiennes à travers tout le Maroc.  À Casablanca on en connaissait deux familles haïtiennes et j’avais aussi des alliés de la famille, c’est-à-dire ma— la soeur de ma mère avait épousé le frère d’un des monsieurs qui vivaient là-bas donc c’était comme des cousins éloignés, et eux ils habitaient Rabat, Rabat étant la capitale, donc Rabat avait plus d’économie c’était des gens qui occupaient la fonction publique.

 

 

Paolo Pietropaolo C'est un petit coin de la diaspora haïtienne que je ne connaissais pas existait. 

 

Philip Moscovitch Moi non plus! Et Marie-Denise note aussi que les étudiants au Maroc avaient l'avantage d'avoir beaucoup de jours de congé : Les fêtes juives, les fêtes musulmanes, les fêtes catholiques...

 

Paolo Pietropaolo Ah, le rêve. Tous les jours de congé! Vous avez dit que Marie-Denise est partie du Maroc à l’âge de 15 ans. Où est-ce que la vie l’a amenée?

 

Philip Moscovitch À New York. Étant partie de la diaspora haïtienne, la famille de Marie-Denise avait des amis et de la parenté dans beaucoup de pays différents, et Marie-Denise est venue rester avec une tante à New York, où elle a fini ses études du secondaire et a appris l’anglais.

 

Paolo Pietropaolo Et est-ce qu’elle était impliquée déjà avec la peinture à cet âge-là?

 

Philip Moscovitch Pas encore, mais elle était bien-sûr dans un domaine créatif. Après des études au Maryland College of Art and Design, pour apprendre la publicité, elle a fait quatre ans au Fashion Institute of Technology à New York

 

Paolo Pietropaolo Ah, C'est une école très connue dans son domaine.

 

Philip Moscovitch Oui, c’est très prestigieux. Et Marie-Denise aimait sa vie à  New York. Elle habitait avec sa tante à Brooklyn, mais était souvent à Manhattan.

 

Paolo Pietropaolo Encore le rêve ! Être jeune à New York. Toute la culture disponible ! Ah, c'est bien.

 

Philip Moscovitch Oui, et Marie-Denise en a pleinement profité.

 

Paolo Pietropaolo Et qu’est-ce qu’elle étudiait à l’institut?

 

Philip Moscovitch L’illustration. Et elle avait un but très précis… un but qui était peut-être un petit peu en avance sur son temps.

 

Marie-Denise Douyon Et donc j’ai fais quatre ans d’illustration parce qu’à l’époque, je voulais créer des livres justement pour des caraïbéens, des antillais. Je trouvais que la réalité des livres d’enfants, donc j’ai étudié l’illustration et puis aussi l’écriture, parce que je trouvais que on n’avait pas de livres pour les enfants issus du métissage ou des Caraïbes. Il y avait des histoires pour les enfants européens, des occidentaux, des enfants blancs, et il y avait des livres d’enfants pour les enfants noirs américains qui ne reflétaient pas ma réalité donc je m’étais dit « je vais me lancer dans ça ». Et la vie m’a amenée à devenir peintre. Voilà je suis artiste-peintre maintenant.

 

Paolo Pietropaolo Mais Philip, vous avez dit que Marie Denise n'a pas pris une route directe à la peinture. Qu'est ce qui s'est passé? 

 

Philip Moscovitch Bon, mais c'est une histoire difficile, mais malheureusement aussi une histoire connue par beaucoup de monde. Marie-Denise avait un passeport haïtien, et quand elle a fini ses études, elle est retournée en Haïti, pays où elle n'avait pas vécu depuis qu'elle était toute petite.

 

Paolo Pietropaolo Enfin, tout un ajustement alors.

 

Philip Moscovitch Bien sûr, mais c'était aussi un temps excitant. Elle a trouvé du boulot avec une agence de pub, et elle décrit l'atmosphère en Haïti à cette époque, à la fin des années 80... La famille de Marie-Denise est parti lorsque François Duvalier était président, là son fils Jean-Claude, connu comme Baby Doc, venait de partir, et elle dit qu'il y avait un sentiment d'énergie et d'espoir au pays, une euphorie. Mais là, il y a eu un coup d'état et Marie-Denise a été arrêté et emprisonné pour des fausses accusations.

 

Paolo Pietropaolo Mon Dieu!

 

Philip Moscovitch Oui, et elle nous décrit ce qui s'est passé...

 

Marie-Denise Douyon Et là, j’avais un ami, on a été arrêtés, une arrestation arbitraire sous Prosper Avril, et donc j’ai été mise en prison, bastonnée, lui aussi. Il y avait un couvre-feu et en fin de compte on était accusés d’avoir tué un colonel. Mais il avait aussi un port d’arme illégale et y a eu beaucoup d’arrestations ce jour-là: des journalistes, le docteur Roy avait été arrêté, les gens ont été expulsés hors d’Haiti. Et ça fait un tel branle-bas, parce que peut-être qu’ils s’attendaient pas à tomber sur des, des Haïtiens qui avaient autant de connections à l’étranger. Donc mes cousines ici, la famille en France, la famille en Allemagne. Tout le monde s’est mis à protester, et donc on a été relâchés. Arrestation arbirtraire, pas de jugement, rien; on a été relâchés et c’est là que j’ai décidé de venir m’établir au Canada.

 

Paolo Pietropaolo Oh, c'est vraiment affreux. Elle a passé combien de temps en prison Philip?

 

Philip Moscovitch Elle était là pendant un mois et il y avait eu une période pendant ce temps où sa famille ne savait pas si Marie-Denise était vivante ou morte. Il y a, il y a un vidéo sur le site web de Marie-Denise, où elle parle du rôle de la création dans sa vie. Et elle dit que pendant qu'elle était emprisonnée, elle a commencé à dessiner les autres femmes qui étaient en prison avec elle, à leur parler. Elle a appris leurs histoires, et elle dit que c'est la première fois, vu qu'elle venait d'une famille assez privilégiée, c'est la première fois qu'elle s'est vraiment rendu compte du grand fossé dans la société haïtienne entre ceux qui avaient une vie confortable et les autres. Et elle dit aussi que le dessin et la peinture ce sont des outils, un refuge, un refuge qui lui a donné la possibilité de se reconstruire intérieurement après cette expérience traumatisante de prison et de torture.

 

Paolo Pietropaolo De se reconstruire intérieurement. C'est vraiment intéressant qu'en créant ces œuvres, on crée en même temps des objets d'art qui existent en hors de soi, mais que le processus de la création elle même nous reconstruit intérieurement en même temps. Et alors, sortie de la prison. Marie-Denise s'est rendu au Canada, à Montréal.

 

Philip Moscovitch Oui, c’est ça. Elle avait un frère à Montréal, et elle a fait une demande de statut de réfugié. Faut dire que Marie-Denise ne voulait pas partir, même après son emprisonnement.

 

Paolo Pietropaolo Ah, non? Vraiment?

 

Philip Moscovitch Elle était en train de se construire une vie en Haïti, mais elle continuait à être menacée, suivie par des voitures, et des gens dans le régime qui connaissaient des membres de sa famille et ses amis sont venus leur dire que ça serait mieux si Marie-Denise partait, parce que si elle était arrêtée de nouveau, peut-être que cette fois ci, elle ne sortirait pas. 

 

Paolo Pietropaolo Ouf! Ça, c'est dur, c'est dur. Alors Philip, elle, décide de venir au Canada. C'était quelle année? 

 

Philip Moscovitch C'était en 1991. 

 

Paolo Pietropaolo Racontez moi un peu comment elle s'est établie comme artiste ici, dans son nouveau pays. 

 

Philip Moscovitch Marie-Denise a beaucoup de talent, évidemment, mais elle était aussi chanceuse.

 

Paolo Pietropaolo Comment ça?

 

Philip Moscovitch Elle avait un réseau : de la famille, des gens qui lui ont acheté des pastels, des huiles, des encres. La femme d'un cousin lui a prêté un atelier et bientôt, elle s'est retrouvée avec une exposition au Centre Saidye Bronfman, à Montréal.

 

Paolo Pietropaolo C'est une galerie assez prestigieuse quand même pour un début comme ça. 

 

Philip Moscovitch Oui. Et depuis ce temps là, sa carrière artistique s'est vraiment épanouie et ses oeuvres ont été exposées à Vancouver, à Port au Prince, à Washington, à Dakar, à Paris et en Tunisie.

 

Paolo Pietropaolo Mais alors, vraiment, une citoyenne du monde qui expose ses oeuvres à l'international. Ça vaut vraiment la peine de voir les oeuvres de Marie-DeniseDouyon. Il faut tout simplement aller à son site Web. C'est mddouyon.com M-D-D-O-U-Y-O-N point com. 

 

[Musique]

 

Paolo Pietropaolo Je suis avec le producteur Philip Moscovitch. Philip, on vient de parler de Marie-Denise Douyon et il me semble, Philip, que son histoire démontre vraiment l'importance d'un réseau, et qu'on ne reconnaît pas toujours en quoi le manque de réseau peut nuire aux nouveaux arrivants. 

 

Philip Moscovitch Vous avez bien raison. Et c'est un sujet qui touche notre prochaine histoire, celle d'une autre artiste d'origine haïtienne, Régine Cadet. Régine ne se sentait pas toujours soutenue du côté artistique dans ses premières années au Canada. Et son expérience n'est pas unique. C'est une expérience assez commune. La Montréalaise Hanieh Ziaei a écrit sur ce sujet. Elle a un doctorat en sociologie et elle est la directrice du Centre culturel Georges-Vanier, dans l'arrondissement Sud-Ouest de Montréal. C'est un centre qui sert beaucoup de nouveaux arrivants et en plus, elle est immigrante elle même, malgré qu'elle préfère le terme nomade. 

 

Paolo Pietropaolo Qu'est ce qu'elle a écrit à propos des défis pour les artistes qui arrivent au Canada comme immigrants ou réfugiés? 

 

Philip Moscovitch Les défis peuvent inclure un manque de facilité de langue, ce qui peut nuire aux demandes de subventions artistiques, et des programmes de subventions qui peuvent dans les mots d’ Hanieh « enfermer les artistes dans des cases qui peuvent nourrir des clichés et des stéréotypes. »  Donc, elle explique qu'il y a une vraie inégalité de chances. Aujourd'hui, pourtant, Régine est la directrice du programme «Explorer et créer» 

du Conseil des arts du Canada. 

 

Paolo Pietropaolo Donc, j'imagine que l'histoire de RégineCadet est une histoire d'avoir trouvé une façon de rentrer dans le système et de surmonter les défis que vous venez de décrire.

 

Philip Moscovitch C'est très juste. Écoutez, j'ai parlé récemment avec Régine, qui venait tout juste d'accepter le poste au Conseil des arts. Et même si elle n'est plus danseuse professionnelle, elle est toujours passionné de la danse…

 

Régine Cadet Et même quand je ne pratique pas sur scène, à la maison, je suis toujours en train de danser… Ça fait vraiment partie de moi.

 

Philip Moscovitch Il faut dire que Régine est très animée, et c'est possible que de temps en temps, vous allez entendre ça main frapper son bureau près du micro, 

 

Paolo Pietropaolo Signe d'enthousiasme et de passion ! Aucun problème avec ça. Philip, quelle était sa formation en danse? 

 

Philip Moscovitch Alors, Régine a commencé à étudier la danse comme jeune… elle était formée en danse classique, et s’est joint au Ballets folkloriques d'Haïti, qui incorporait des danses traditionnelles. Régine dit que l’approche de la compagnie était vraiment unique… qu’elle créait des ballets contemporains, qui incorporaient la danse classique avec ce qu’elle a appeléer« tout l’univers »  des danses haïtiennes. Et pour la jeune Régine, la danse représentait aussi l’opportunité l’occasion de voyager. La compagnie est allée au Mexique, au à Madagascar, et ailleurs.

 

Paolo Pietropaolo Alors, c'est formidable. Mais comment est-ce qu'elle s'est rendue à Montréal? Est ce qu'elle fuyait la persécution comme Marie Denise Doyon? 

 

Philip Moscovitch Non, pas du tout. Elle est venue étudier, mais pas la danse. Dans le contexte haïtien, la danse n'était pas valorisée comme carrière...

 

Paolo Pietropaolo Ah, non ? Non?

 

Philip Moscovitch ...Même dans une famille qui était quasiment artistique comme la sienne et. Et alors même qu'elle était membre du Ballet folklorique d'Haïti, elle faisait ses études en administration, et elle est venue à Montréal en 1999 pour poursuivre des études en comptabilité, en espérant d'obtenir sa certification comme comptable agréé. 

 

Paolo Pietropaolo Alors, elle est artiste et elle a une tête pour les chiffres aussi. C’est utile ça !

 

Philip Moscovitch Quasiment rare, aussi.

 

Paolo Pietropaolo Oui !

 

Philip Moscovitch Alors, après ses études, elle a décroché un emploi comme administratrice au MAI. C'est un organisme qui existe toujours à Montréal, et qui soutient le développement, la création, la présentation et la promotion des arts interculturels.

 

Paolo Pietropaolo Alors, Régine est devenue administratrice. Qu'est ce qui se passe pendant ce temps au plan de la danse ? 

 

Philip Moscovitch Elle continue sa formation de danseuse à Montréal,  et elle est cofondatrice en 2003 de la troupe Ekspresyon. Leurs oeuvres marient des formes de danse traditionnelle haïtienne et afro-contemporaine. Et on revient là à la question de l'importance des réseaux. Régine connaissait Montréal. Elle y avait de la parenté. Elle a visité la ville plusieurs fois avant de déménager. Elle m'a dit qu'elle avait l'appui de la communauté haïtienne de Montréal, une communauté qui aujourd'hui compte à peu près 100 000 personne

 

Paolo Pietropaolo C'est une des plus grandes communautés d’immigrants de la ville. Alors Régine avaient un réseau...

 

Philip MoscovitchBen, oui et non. Elle avait l'appui de sa communauté, mais elle ne savait pas comment naviguer le système des subventions d'artistes. Elle montait ses spectacles elle-même. Et même si la population haïtienne à Montréal, est énorme, Régine dit qu'on voyait rarement les expériences haïtiennes représentées sur scène.

 

Régine Cadet Et naturellement, moi aussi, je n'ai pas senti cet accueil ou cette facilité à m'imposer ou à amener mon art sur ces scènes-là. parce que je ne me voyais pas  représenter sur les scènes. Et souvent, ses formes plus traditionnelles, ou afro, afro contemporaines sont rare. Et jusqu'à jusqu'à aujourd'hui, elles sont rares sur les scènes, sur les scènes du mainstream, si ont vu l’appeller comme ça. Donc, même moi qui, qui connaissait les rouages de comment ça fonctionne comment avoir une subvention et qui avait quand même des contacts, je n'ai jamais vraiment… ou je ne me suis jamais proposé, et je n'ai jamais eu, je ne sais pas la la, la nécessité d'apporter ce que j'avais sur ces scènes là. Je l'ai fait en auto-production. J'ai loué mes salles, mes salles étaient rempli, mais ça n'a jamais été comme les autres compagnies : J'applique, et puis j'attends à ce que, est-ce que la Place des Arts va vouloir me diffuser, ou encore est ce que l'Agora de la danse serait intéressé? Il y avait toujours ce petit côté où je ne suis pas sûr que je j'appartiens à ce monde là. Donc c'est vraiment ambivalent, dans le sens que je sais comment ça fonctionne, je sais que je pourrais me faire une demande de subvention, mais je n'ai jamais cru que c'était possible, vraiment.

 

Paolo PietropaoloPhilip, j'apprécie qu’on a plusieurs couches ici. Régine avait le soutien de sa communauté, une communauté sous-représentée, et comme administratrice, elle savait comment marchait le système de subventions artistiques. Mais en même temps, elle ne se voyait pas comme quelqu'un qui pourrait recevoir une de ces subventions là. 

 

Philip Moscovitch C'est exactement ça. Et aujourd'hui, comme directrice du programme Explorer et créer, Régine est responsable d'un budget de plus de 100 millions de dollars et elle est très consciente de cette question d'accès. 

 

Régine Cadet Donc, pour encore, pour retourner, pour fermer la boucle, d'où aussi mon intérêt à me joindre au Conseil des arts du Canada, lorsque je sens cette volonté aussi d'ouvrir les portes à plus de formes et à réaliser qu'il y avait quand même une forme de discrimination par rapport à qui se faisaient financer et qui ne se faisait pas. Et donc, moi, j'ai envie et j'ai le goût du travail avec mon rôle actuel pour encore ouvrir les barrières à toute ces communautés comme la mienne, qui avaientt moins de chances de se faire financer, encore moins de chances de se voir sur la scène professionnelle de la danse, si on veut.

 

Philip Moscovitch Vous avez entendu Régine dire qu'elle veut ouvrir les barrières...

 

Paolo Pietropaolo Oui.

 

Philip Moscovitch C’est ce qu’elle fait d’une façon ou  d’une autre pendant toute sa carrière. Régine était pendant huit ans directrice générale de la compagnie de théâtre Passe-Muraille, à Toronto, et elle a aussi été présidente de TAPA, l’Association torontoise des arts du spectacle. Et pendant ces années-là elle a introduit des innovations, on dirait même des changements révolutionnaires.

 

Paolo Pietropaolo Quel genre d'innovations? 

 

Philip Moscovitch Des innovations axées sur l'accès, l'équité, la justice. Par exemple, sous le leadership de Régine, les prestigieux prix théâtraux Dora Mavor Moore sont devenus de non genrés. 

 

Paolo Pietropaolo Vraiment, hein? C’est tout un changement.

 

Philip Moscovitch C'est un gros changement ! chez Passe-Muraille elle a introduit des séances en langage des signes pour des publics sourds et malentendants, des spectacles avec description pour personnes aveugles, et aussi des représentations décontractées pour accommoder la neurodiversité. Elle note que souvent, les représentations décontractées sont pour les familles avec jeunes enfants, mais elle croît que c'est important de les rendre accessibles à tous.

 

Paolo Pietropaolo Ça démontre, je dirais, un vrai engagement à accueillir le plus grand public possible. Mais j’imagine que ces changements-là n’étaient pas toujours facile ou même bien reçus.

 

Philip Moscovitch Mais j'ai posé cette question-là à Régine, puis, et elle m'a dit Paolo qui’il y a toujours de la résistance à l'interne et à l'externe au changement, mais il faut les poursuivre quand même au nom de l'équité. Et il faut bien y songer pour avoir de bons résultats ! Par exemple, pour une représentation en langage des signes, on ne peut pas simplement mettre un interprète sur scène. Il y a beaucoup de conséquences auxquelles je n'avais pas pensé.

 

Régine Cadet Il y a encore beaucoup, beaucoup, beaucoup de choses à faire, et aussi l'importance du financement, parce que ce sont des initiatives qui demandent beaucoup de support. Quand on parle de représentations en langage des signes, il faut répéter avec des interprètes. Il faut, il faut faire, il faut répéter, mais il faut, il faut traduire le texte. Il faut s'assurer que la traduction est la bonne. Il faut s'assurer que l'éclairage, le placement sur scène est correct. C'est beaucoup d'heures, beaucoup de temps. Donc c'est comme, c'est comme si on engageait un deuxième casting pour le faire. Les coûts s'accumulent rapidement et il faut vraiment le vouloir. Donc, il faut vraiment faire le choix quand on veut être accessible. Parce que si le choix n'y est pas, ça va être très difficile de l'intégrer dans certains budgets et de faire un choix. Donc, ça pourrait même dire faire moins de représentations pour justement avoir cette accessibilité-là.

 

Philip Moscovitch Moi, je connais beaucoup de gens qui ont l'idée de faire un événement plus accessible, mais qui pense à l'accessibilité ou l'équité comme un ajout. Bon, on va faire un livestream, par exemple, sans vraiment penser à tous les aspects ou consulter les communautés affectées.

 

Paolo Pietropaolo Oui, c'est vrai, on peut voir… C'est clair quand l'accessibilité est une idée après-coup.

 

Philip Moscovitch Oui, et l'autre chose, c'est que l'intention ne suffit pas. Il faut aussi une consultation, parce que les communautés ne sont pas monolithiques. Il faut les consulter, et il faut comprendre qu'on a beaucoup à apprendre.

 

Régine Cadet Donc, des fois, on met en place des programmes. Il y a une partie de la communauté qui est contente et une autre qui ne l'est pas. Donc, l'idée, c'est de rester ouvert et d'accepter la critique et de consulter. On a toujours essayé d'écouter et vraiment de se mettre en position d'apprentissage. Donc, on a toujours ― on ne s'est pas lancé au hasard ― on a toujours consulté la communauté pour leur demander quels étaient leurs besoins, comment ils aimeraient être accueillis dans le lieu. Comment ils aimeraient être ― comment ils aimeraient utiliser le lieu. C'est très important quand on dessert une communauté qui n'est pas la nôtre, d'être à l'écoute de cette communauté pour bien la desservir.

 

Paolo Pietropaolo On dirait que c'est quelque chose d'évident, et pourtant, il y a toujours des gens, des organismes, qui ne font pas le travail de travail essentiel et parfois difficile de consulter. J'imagine que cet engagement continu pour Régine dans son nouveau poste?

 

Philip Moscovitch Absolument. Et elle dit que le Conseil des arts est en pleine transformation, qu'il a une plus grande ouverture aux communautés racisées, aux communautés LGBTQ+, et Régine dit qu’elle veut jouer un rôle dans cette transformation-là.

 

Paolo Pietropaolo C'est inspirant. Philip, merci d'avoir partagé les histoires de Marie-Denise Douyon et de Régine Cadet.

 

Philip Moscovitch C'est mon plaisir, Paolo.

 

Paolo Pietropaolo Alors c'est Philip Moscovitch, le producteur de ce balado, D'Innombrables voyages.

 

 

[Musique]

 

Paolo Pietropaolo Si vous souhaitez entendre plus d'histoires comme celle-ci et aider de nouveaux auditeurs à découvrir notre balado, assurez vous de coter notre émission ou de laisser un commentaire. D'innombrables voyages est le balado du Musée canadien de l'immigration du quai 21, situé au Halifax Seaport. Je m'appelle Paolo Pietropaolo. Merci d'avoir écouté. À la prochaine.